La Chine à l'origine de la crise ?
Pourquoi la crise financière est en grande partie le fait du boom économique chinois, et de l'importance que cela a aujourd'hui.

- Jason Lee / Reuters -
Wall Street est le
perpétuel bouc émissaire de la récession qui a suivi la crise financière
de 2008 et a ébranlé l’économie mondiale. Aux Etats-Unis, les banquiers
de Manhattan dépendaient beaucoup trop des crédits «
subprime»,
et on raconte que c'est ce qui a déclenché la crise (dans le jargon
bureaucratique, on parle de «défaillances de la supervision
réglementaire»).
En Europe, la crise de la dette qui a encore
frappé mi-janvier quand l’agence de notation Standard & Poor’s a
retiré à la France son triple A, est souvent mise sur le dos de ces
gouvernements de la zone euro qui ont maintenu les
ratios dette publique/PIB
à des niveaux très élevés, enfreignant les règles du Pacte de stabilité
et de croissance qu’ils avaient signé en adoptant la monnaie unique.
Le président américain Barack Obama a, lui, rejeté la responsabilité sur les «
fat-cat bankers», ces «
banquiers plein aux as».
Ben Bernanke, le président de la Réserve fédérale des Etats-Unis, lui a
plus récemment emboîté le pas. Même le favori des primaires
républicaines Mitt Romney a reproché à Wall Street,
dans son livre de 2010, de «
s’être endetté bien au-delà des niveaux historiques et prudents», estimant que son «
avidité» avait contribué à la crise.
L’idée
d’une Europe qui dilapide son argent de manière incontrôlée, incarnée
par les 35 heures et des systèmes de retraite plaqués or, est aussi
profondément ancrée dans l’imaginaire populaire.
La Chine, «souffre-douleur habituel» des Etats-Unis
Mais
ces explications des deux crises jumelles qui secouent l’Europe et les
Etats-Unis ignorent les faits. Les subprimes exotiques ont représenté
moins de 5% des nouveaux prêts contractés aux Etats-Unis entre 2000 et
2006. Il est donc très peu probable qu’ils aient à eux seuls été
responsables du gonflement de la bulle immobilière qui a fini par
exploser.
Les explications données pour la crise dans la zone
euro occultent le fait que l’Espagne et l’Irlande, deux maillons faibles
de l’Europe aujourd’hui, étaient des modèles de vertu au regard du
Pacte de stabilité. Ces pays pouvaient s’enorgueillir d’excédents
budgétaires les années qui ont précédé la crise, et tous deux
présentaient des ratios dette/PIB d’environ 30%, soit seulement la
moitié de ce que le Pacte de stabilité autorise.
La défaillance
de la supervision réglementaire n’a pas été la cause immédiate des
bulles immobilières aux Etats-Unis et à la périphérie de la zone euro.
C’est la chute vertigineuse des taux d’intérêt au début des années 2000.
Et le pays qui porte la responsabilité partielle de la baisse des taux
d’intérêt est un souffre-douleur habituel de l’arène politique
américaine. Il avait toutefois pour l’instant globalement échappé aux
critiques dans cette affaire.
Il s’agit de la Chine. L’ascension
du pays le plus peuplé de la planète dans l’économie mondialisée a non
seulement changé les termes de l’échange mais a aussi eu un impact
considérable sur les marchés des capitaux mondiaux.
Fed et bulle immobilière
La
chaîne d’événements qui a mené à la crise économique actuelle remonte à
l’an 2000, quand la Réserve fédérale a commencé à baisser le taux des
fonds fédéraux, son principal levier, pour chasser la récession qui a
suivi l’éclatement de la bulle Internet. Ce taux a chuté de 6,5% fin
2000 à 1,75% en décembre 2001, puis 1% en juin 2003.
La Fed l’a
ensuite maintenu à 1% pendant plus d’un an, même si les prévisions
d’inflation étaient bien au-dessus de son objectif d’inflation implicite
et que le taux de chômage était quasi descendu à 5%, un chiffre
considéré comme le taux de chômage naturel. Pendant tout ce temps, la
Réserve fédérale s’est bien gardée de s’inquiéter pour la bulle
immobilière –Alan Greenspan, son président de l’époque, ayant même
refusé d’envisager une telle chose.
Les
taux d’intérêts bas ont d’abord été à l’origine du boom du
refinancement, ou, comme le résument les commentateurs, les Américains
ont pris leurs maisons pour des distributeurs automatiques. Entre le
premier trimestre 2003 et le deuxième trimestre 2004, pendant la période
où la Fed a maintenu son principal taux directeur à 1%, les deux tiers
des montages de prêts hypothécaires étaient des prêts de refinancement.
Les
Américains se sont endettés jusqu’au cou et se sont fait clairement
plaisir avec l’argent ainsi acquis. Rien qu’en 2005, 750 milliards de
dollars ont été dépensés grâce aux liquidités dégagées, soit plus de 4%
du PIB.
Les dirigeants de la Réserve fédérale voient généralement
d’un bon œil l’utilisation du refinancement pour doper la consommation
personnelle. Lors d’une conférence tristement célèbre en 2005, Ben
Bernanke, alors membre du Conseil des gouverneurs de la Réserve
fédérale,
s’est félicité de «
la
profondeur et de la sophistication des marchés financiers du pays, qui
(...) ont permis aux ménages d’accéder facilement à la propriété».
L’idée
que la bulle immobilière puisse un jour éclater et laisser nombre de
propriétaires sans le sou ne semble pas avoir empêché les responsables
de la Fed de dormir. Au contraire. En 2006, Timothy Geithner, qui
n’était pas encore le secrétaire américain au Trésor, a utilisé le mot
«génial» pour décrire l’action d’Alan Greenspan, comme nous l’ont appris
les comptes-rendus des réunions de la Fed dévoilés récemment.
Impact de l'épargne chinoise sur l'économie mondiale
Mais
c’est la Chine, et pas l’économie américaine, qui s’est enrichie grâce
aux orgies dépensières des Américains. Le pays le plus peuplé du monde a
quasi toujours bénéficié d’une croissance à deux chiffres dans les
années 2000. Et alors que les taux d’épargne américains stagnaient
autour de 15% du PIB, ceux de la Chine sont passés de 38% à 54% entre
2000 et 2006.
Les Chinois dirigent avant tout leur épargne vers
des actifs non risqués, peut-être parce qu’ils ont, culturellement, une
aversion au risque supérieure, mais aussi parce que les marchés
financiers du pays sont encore sous-développés et pas complètement
libéralisés.
L’intensification de l’épargne en Chine et dans
d’autres économies émergentes, notamment les pays exportateurs de
pétrole, a fait chuter les taux d’intérêt à travers le monde à partir de
2004. Les bons du Trésor américains et les autres titres supposés sans
risque se sont retrouvés trop convoités, ce qui a fait grimper leurs
prix et descendre les taux d’intérêt.
C’est ainsi que, quand la
Fed a commencé à s’inquiéter mi-2004 de la hausse de l’inflation et a
tenté d’éviter la surchauffe de l’économie, il était déjà trop tard.
Elle a bien commencé à augmenter ses taux directeurs en juillet 2004,
mais les taux d’intérêt à long-terme sont restés obstinément bas aux
Etats-Unis.
Les subprimes exotiques n’ont pas aidé, mais c’est le
faible niveau de ces taux d’intérêt à long terme qui ont le plus
contribué à faire gonfler la bulle immobilière.
Faiblesse des taux d'intérêt européens
L’histoire
est sensiblement différente côté Europe, mais la conclusion va
globalement dans le même sens. Avec l’instauration d’une monnaie unique
dans la zone euro, les taux d’intérêt sur les bonds du Trésor grecs,
irlandais, italiens, portugais et espagnols se sont alignés sur les taux
beaucoup moins élevés des bons allemands.
Pourquoi? Les avis
divergent, mais ce qui est sûr, c’est que la disparition du risque de
change a largement convaincu les banques d’Europe du Nord d’acheter les
bonds grecs, irlandais, italiens, portugais et espagnols. C’était, après
tout, plus prudent pour les banques d’investir dans des titres exprimés
dans la même monnaie que leurs futurs passifs financiers.
Résultat:
la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Portugal et l’Espagne ont vu leurs
taux d’intérêt chuter d’environ 13% à la fin des années 1990 à seulement
3% en 2005. L’excès d’épargne en Chine et dans d’autres pays émergents,
responsable de la baisse des taux d’intérêt à long terme aux
Etats-Unis, a aussi joué un rôle ici.
La dégringolade des taux
d’intérêt a eu un impact important sur le marché immobilier dans la
périphérie de la zone euro. Année après année, les prix des logements en
Irlande et en Espagne ont grimpé de 10 à 20%. La consommation et les
prêts à la consommation ont à leur tour explosé, tirant les salaires
vers le haut.
Alors que les coûts du travail n’ont augmenté que
d’un modeste 18% entre 2000 et 2008 en Allemagne, ils ont augmenté de
respectivement 41%, 45% et 78% en Espagne, Irlande et Grèce.
La
faiblesse des taux d’intérêt a aussi conduit l’Etat grec à emprunter de
manière excessive. Un comportement qui a fini par mener le pays à la
banqueroute. Et même si le déficit budgétaire italien est resté de
nombreuses années en dessous du seuil de 3% fixé par le Pacte de
stabilité, le faible niveau des taux d’intérêt a permis au pays
d’atteindre un ratio dette/PIB d’environ 100%.
Le Portugal s’est
retrouvé dans la situation inverse, avec des déficits budgétaires
supérieurs aux 3% mais un ratio dette/PIB la plupart du temps en dessous
du seuil fatidique des 60%.
Zone euro: une intégration monétaire mal pensée
Maintenant
que les bulles immobilières occidentales ont éclaté et que les banques
sont au bord du gouffre, les investisseurs ont brusquement réalisé que
les dettes d’Etat n’étaient, finalement, peut-être pas des placements
sans risque. Le mécanisme qui avait initialement fait chuter les taux
d’intérêt dans la périphérie de la zone euro s’est inversé.
Non
seulement les banques d’Europe du Nord ont retiré leurs fonds, mais les
investisseurs des pays périphériques ont recentré leurs achats de dettes
d’Etat vers les pays du «noyau» de l’Europe. Ce qui a fait grimper les
taux d’intérêt dans les pays périphériques et baisser ceux des pays
comme l’Allemagne et les Pays-Bas, où les taux sont même passés en
dessous de zéro.
Malgré toute l’acrimonie qui règne dans les pays
du Nord de la zone euro à cause du sauvetage des pays de la périphérie,
les coûts effectifs des renflouements sont bas si vous prenez en compte
l’aubaine que représentent, pour l’Allemagne et les Pays-Bas, des coûts
d’emprunt si bas.
Si l’on regarde en arrière, on peut reprocher
aux architectes de la zone euro de ne pas avoir suffisamment réfléchi à
toutes les conséquences de l’intégration monétaire dès sa naissance. Les
bulles spéculatives, surtout en Irlande et en Espagne, auraient pu être
facilement évitées si des restrictions au crédit strictes avaient été
imposées.
Idem pour la bulle immobilière aux Etats-Unis, où plus
d’un quart des prêts hypothécaires sont «sous l’eau», c’est-à-dire que
le crédit dépasse la valeur du logement hypothéqué.
Intérêt pour le monde des économies émergentes
Les
cataclysmes économiques aux Etats-Unis et en Europe peuvent, au premier
abord, sembler régis par des circonstances qui leur sont propres, mais
tous deux auraient été beaucoup moins sévères sans l’ascension chinoise.
Si la Chine n’était pas devenue un acteur économique de premier plan,
le faible niveau des taux d’intérêt au début du millénaire aurait eu
davantage d’effet sur la relance de l’économie américaine et la Fed
aurait commencé à remonter ses taux beaucoup plus tôt.
Et la
Banque centrale européenne (BCE) l’aurait suivie. Une partie de la
production délocalisée en Chine serait restée aux Etats-Unis et en
Europe, la croissance économique dans ces régions se serait mieux portée
et les banques centrales n’auraient pas eu besoin de baisser autant
leurs taux.
Sans la montée en puissance de la Chine, l’inflation
du début des années 2000 aurait été plus importante, la Fed et la BCE
auraient été contraintes d’agir. Surtout, l’épargne de la Chine et des
autres pays émergents n’aurait pas fait chuter les taux d’intérêt de
long terme à travers le monde.
Mais tout n’est pas perdu. On peut
se consoler en pensant que cette décennie de vie dissolue aux
Etats-Unis et en Europe a contribué à sortir de la pauvreté des
centaines de millions de Chinois et d’Indiens. Aucun programme d’aide au
développement n’aurait pu prétendre à un tel résultat.
Autre
consolation: la croissance dans les économies émergentes va probablement
permettre à l’économie mondiale de se maintenir à flot pendant les dix
prochaines années. Apple a récemment pu mesurer l’appétit féroce des
consommateurs asiatiques –
une mini-émeute a éclaté
dans sa principale boutique de Pékin quand la direction a annoncé que
le lancement de l’iPhone 4S était repoussé à cause de l’affluence.
D’autres
entreprises américaines considèrent aussi les marchés asiatiques comme
une source de demande pour leurs biens et services. Au fur et à mesure
que l’économie chinoise gagnera en maturité, elle pourrait tout
simplement devenir le moteur dont les Etats-Unis et l’Europe ont besoin
pour se dégager de leur montagne de dettes.
Heleen MeesHeleen Mees enseigne à l’université de Tilburg et est chercheuse à l’Erasmus School of Economics, aux Pays-Bas.Traduit par Aurélie Blondel