mercredi 3 novembre 2010

Le corps en Chine : l'impossible Objet

Le corps de la montagne, notre corps : jeux de regards

Hua shan : la peinture de montagne. Cela peut s’entendre en « la montagne nous peint ce que nous devons savoir de la montagne ». Par la peinture tracée sur son corps, la montagne nous parle de ce qui est essentiel à entendre. Par la peinture, la montagne provoque notre regard. Mais, inversement, avec cette peinture, la peinture nous regarde. Elle nous interpelle de son énergie

Donc peindre la montagne, c’est faire surgir le regard de la montagne comme énergie. Ainsi débute le célèbre traité de peinture « Jardin du grain de moutarde » :
« En considérant un corps humain, on doit s’intéresser au souffle énergie (qi) ainsi qu’à l’ossature. Or les rochers son l’ossature du Ciel et de la Terre et le souffle énergie les habite aussi. C’est pourquoi on appelle les rochers « racines de nuage ». Des rochers sans souffle énergie sont des rochers morts, exactement comme l’ossature d’un corps humain est une ossature morte ».
On l’a vu dans le précédent message sur Huashan : la peinture-écriture de la montagne nous enseigne la logique des Respects afin qu’hommes et femmes accèdent à leurs qualités respectives.

En Chine, la peinture est donc une mise en correspondance des Qualités. L’homme se représente selon une attitude de Respect envers la manifestation de l’énergie Yin dans un paysage de montagne ou de la lune. Ce Respect masculin se développe à travers le regard. Regard tel que le paysage ou la lune regarde à leur tour celui qui regarde.

Regardons de nouveau l'image vue sur Huashan, l'homme regardant l'animal, l'animal regardant l'homme :


Le traité du Jardin du grain de moutarde, apprend à figurer le personnage selon l’expression de ce Respect où le regardant et le regardé se tournent l’un vers l’autre. « C'est comme si l'homme regardait la montagne et que la montagne également se penchait pour le regarder. » Ou encore: «Un homme jouant du luth doit paraître écouter la lune et l'on dirait aussi que la lune, dans son calme, est en train d'écouter le luth ».. Sinon, poursuit le peintre, « la montagne est simplement la montagne, et l'homme est simplement l'homme » ..

Le corps, Objet occidental

Or en Occident, l’homme n’est pas définit par un système de correspondance entre Qualités permettant l’expression d’un Respect et l’imprégnation de l’énergie Yin. L’homme est caractérisé comme corps. Et le corps s’analyse comme une morphologie : une logique de la forme.

Nous reproduisons ici l’analyse de François Jullien dans son ouvrage Le nu impossible [en Chine]
… La science anatomique a connu en Grèce un développement remarquable (Galien): l'anatomie répond, en effet, au goût des Grecs pour l'analyse. Or, c'est ce savoir qui, dans la tradition européenne, est invoqué à la base de l'art du peintre. Dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci ne cesse d'y revenir; le savoir du peintre, en ce domaine, ne sera jamais trop précis: « Le peintre qui a la connaissance de la nature des nerfs, muscles et tendons saura bien, dans le mouvement d'un membre, combien de tendons, et lesquels, provoquent ce mouvement, et quel muscle, en se gonflant, est cause du raccourcissement du tendon, et quels ligaments, convertis en très fins cartilages, entourent et enveloppent le muscle en question. »

Et Léonard de poursuivre: « Il saura ainsi représenter les muscles, de façon diverse et universelle ... » Diversité en même temps qu'universalité, telle est bien, en effet, la double exigence qui est en cause : car, sous la variété de ses manifestations phénoménales, transparaît l'unité d'une loi; la démarche est scientifique. Pour Léonard comme pour toute la peinture classique, en Europe, le corps humain est un corps physique soumis à des principes rigoureux de tension musculaire, d'équilibre et de pondération. À la fois régi de l'intérieur par la causalité des forces et perçu de l'extérieur selon les lois de l'optique.

Aussi, pour rendre ce corps, qu'il conçoit toujours d'abord nu, à titre d'épure, et s'en servant comme cas de figure, le peintre doit-il étudier la composition des forces, analyser les mouvements selon poussée et traction, évaluer les points d'effort, déterminer les points d'appui; il construit des axes, déduit les centres de gravité et de sustentation; il est géomètre en même temps que physicien, calcule en termes d'angle, détermine les proportions et établit des équations (cf. l’extrait du Traité de la peinture de Léonard de Vinci).


En Occident, nous nous attachons à l'identité ainsi qu'à la spécificité des composants morphologiques (organes, muscles, tendons, ligaments, etc.). Nous reconstruisons le corps humain à partir de sa charpente organique, pour le penser ensuite en mouvement selon un jeu complexe de forces à calculer.

Le corps chinois comme différentiels d'énergies en circulation

Nous citons l'analyse de François Jullien :
« Le corps humain, en Chine, est tout autrement perçu .. L'anatomie a fort peu intéressé les Chinois, elle reste chez eux très grossière: car ils prêtent moins d'attention qu'à la qualité des échanges qui s'opèrent entre le « dehors » et le « dedans » et assurent ainsi au corps entier sa vitalité.

C'est pourquoi ne fait pas problème, à leurs yeux, que le corps dévêtu soit figuré sommairement comme un sac: celui-ci est un réceptacle percé de trous; mais, comme tel, il est le contenant d'énergies infiniment subtiles, dont il importe de suivre la diffusion
.. les Chinois perçoivent [le corps] comme traversé de conduits énergétiques servant à la circulation de l'énergie physiologique se manifestant dans les divers pouls; le corps n'est pas régi par un rapport causal (l'effet se mesurant au même endroit à différents moments), mais, disent les sinologues occidentaux pour mieux cerner ici la différence, par un rapport «inductif» (Porkert), de «corrélati vité» et de réso¬nance (Needham), reliant au même moment des points différents mais se répondant. Car très tôt les Chinois ont eu connaissance de points à la surface du corps à travers lesquels certains symptômes pouvaient être repérés et des malaises influencés: c'est par liaison de ces points sensitifs, concavités palpables à la surface du corps servant d'ouverture pour le passage de l'énergie (xue: point de tonification, de disper¬sion, point source, point de réunion, etc.), qu'ont été détectés ces conduits énergétiques (ou «méridiens» : jingmo) qui, telles les lignes de force d'un champ magnétique, sont des vecteurs d'énergie au travers du corps - cette énergie parcourant le corps selon des chemins définis (de la même façon, nous dit Porkert à titre d'image, qu'un cours d'eau est révélé par des sources jaillissant au travers des perforations du sol) ; les troubles physiologiques se propagent le long de ces sinartéries entre l'intérieur du corps et sa surface; comme c'est le long de ces mêmes circuits qu'ils sont traqués par le diagnostic et la thérapie (voir l'acupuncture, cf. planches p. 35-37).



Cette circulation est intérieure, et le nu n'en laisse rien paraître - que ce soit dans sa forme, dans son volume ou dans le poli de sa chair. Or, quand il peint un personnage, c'est cette communication de souffles invisibles, le reliant au dehors et l'animant intérieurement, que tend à rendre le peintre chinois: puisque c'est elle qui tient en vie."

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