jeudi 28 octobre 2010

Approche du capitalisme à la Chinoise

Bilan des messages précédents

Dans le message précédent, l'analyse des manuels expliquant "L'Art de la Chambre à coucher" s'est conclu par le constat d'une dissymétrie entre les Qualités et les Objets. Les Objets-femmes sont considérées dans leur spécificités singulières une fois que la relation sexuelle est cadrée par la manifestation de l'Autorité du Maître de maison.

Je propose ce schéma où les deux natures d'action (Action de préparation + Action Conforme) sont comme déformées par cette minimisation des différences singularisant les femmes.

Cette manifestation de l'Autorité masculine s'organise par la dichotomie entre le Yin et le Yang. Cependant, il apparait que l'union du Yin et du Yang est différente selon les sexes.

L'homme est conçu  comme double : il est pourvu d'un circuit magique féminin, qui double le circuit masculin de la semence. L'Homme est supérieur à la Femme, en tant qu'il est Homme et Femme, et donc capable d'enfanter un Enfant magique.

Cet enfant magique - qui est mâle - sert donc de norme à l'enfant réel enfanté par la femme. Cette norme magique explique pourquoi l'enfant fille est systématiquement dévalué dans la culture asiatique. Cette dévaluation va jusqu'à la destruction de l'embryon fille. Dans un précédent message, nous avons analysé ce mécanisme mis en scène dans le film " The HouseMaid ".

En compensation, il est proposé aux femmes une hiérarchie : première épouse, seconde épouse, première concubine, seconde concubine, etc.. Au sein de la Maison  du Maître, il est également proposé un jardin où est figuré l'Harmonie du Yin-Nature et du Yang-Énergie solaire. Les relations entre individus sont donc médiatisées par deux grands blocs très normalisés.

Voici un schéma synthétisant notre analyse.

Entrée en scène de Gilles Deleuze

Ce résultat de cette analyse m'a amené à évoquer la théorie de Gilles Deleuze qui distingue deux principaux régimes de fonctionnement des sociétés. L'un de ces régimes est caractérisé par le "Sur codage des codes et le contrôle des flux", l'autre régime par une "Multiplicité des codages et l'exploitation des différentiels entre flux".

Tout d'abord, ce que dit Gilles Deleuze du "Surcodage des codes" dans son cours de 1972 à Vincennes :

"Dans une société, il y a des chaînes à tous les bouts, il n'y a pas une seule chaîne, un signifiant majeur, c'est comme une bande où il y a des tas de trucs qui passent, puis un fragment intercepte un autre fragment; il y avait une chaîne, une chaîne signifiante, puis elle intercepte un fragment d'une autre chaîne signifiante.

Par exemple : il y a une orchidée et cette orchidée, dans sa fleur, elle forme un merveilleux dessin de guêpe, bien plus, elle forme les deux corps, bizarre, dans la chaîne phylogénique de l'orchidée, un tout autre fragment de chaîne est pris : une guêpe - il y a un biologiste qui s'occupe de ça et il appelle ça "évolution a parallèle" -, voilà que la chaîne signifiante de la guêpe où le code de la guêpe et le code de l'orchidée, tout d'un coup, se percutent. L'orchidée forme un dessin de guêpe femelle au point où la guêpe mâle se trompe et va sur l'orchidée croyant trouver une guêpe femelle. C'est un fameux court-circuitage, une fameuse interception de deux chaînes; je dirais que dans cette région, il y a une plus-value de code; c'est comme un code animé, une espèce de bio-code, y saute sur un fragment, d'un tout autre code, il se l'approprie, voilà que l'orchidée se met à faire des dessins de guêpe femelle.

Dans les formations sociales non capitalistes, la plus-value est une plus value de code. Par exemple, il y a une plus-value féodale, il y a une plus-value despotique."

Ce qui est étonnant, avec cette exemple de l'orchidée, est la similitude avec la conception traditionnelle asiatique de l'homme. L'homme asiatique est attiré dans son propre corps par la figuration d'une "image de femme".

Quel est l'enjeu de ce surcodage ? Il s'agit de maîtriser, d'éviter l'inondation.

"Toutes les formations sociales avaient cette peur là, que les flux se décodent et se déterritorialisent. La prière des formations sociales c'était : mon Dieu épargnez-nous le déluge, mon Dieu faites que quelque chose ne coule pas; et tout le désir était en jeu et tous les investissements libidinaux de la société étaient en jeu : faites que cet horreur ne se produise pas, faites que l'innommable ne se produise pas, à savoir des flux qui couleraient sans codes ou qui couleraient sans terres."

L'horreur de l'inondation









Le surcodage est une digue qui protège contre les inondations, la famine, la guerre, le pillage, le viol.


Le capitalisme : la multiplicité des flux

Gilles Deleuze propose une triangulation :
"Avec le capitalisme, quel est le grand renversement ? Avec le capitalisme il n'y a plus de plus-value de code.
Il y a une conversion de la plus-value : la plus-value cesse d'être une plus-value de code pour devenir une plus-value de flux. Une détermination du capitalisme ce n'est pas l'existence de la plus-value - car encore une fois elle existe avant - , c'est la mutation de la plus-value de code en plus-value de flux.
La plus-value de flux c'est le résultat du rapport différentiel entre différents types de flux.
* A  partir du travail humain, il y a un rapport différentiel flux de capital/flux de travail, qui est générateur d'une plus-value dite humaine
* A partir des innovations, il y a un rapport différentiel flux de marché/flux d'innovation, qui est générateur d'une plus-value dite machinique.
* A partir des revenus, il y a un rapport différentiel flux de financement/flux de revenus qui est générateur d'une plus-value dite financière."


Figurons cette triangulation des flux avec le schéma suivant :

 Dans le capitalisme, aux flux de base sont associés des flux vecteurs de différence. Par exemple, le  flux des innovations déplacent le flux des marchés des produits. Il faut que les produits meurent pour que d'autres produits arrivent.

Dans la société capitaliste, un flux est décisif : le financement de l'avenir. La thèse de Gilles Deleuze est provocante. Pour que le triangle se boucle, il faut que le financement se garantisse par une différence entre les territoires. Pour que la plus-value se fasse, il le capitalisme a besoin d'un nouveau territoire où le travail humain est exploitable à des coûts moindres.

Et dans les anciens territoires, le capitalisme a besoin de détruire ce qui a été construit. Le capitalisme a besoin de détruire les valeurs qui ont été construites.

Cette analyse a une force explicative lorsque l'on regarde la situation économique mondiale actuelle. D'un coté, des cohortes de travailleurs sont payés quelques euros en Chine, en Inde, au Brésil pour des conditions de travail éprouvantes, tandis que l'autre coté, l'Europe et les États Unis détruisent les emplois bien payés dans leurs usines.

Ce qui est stimulant pour la réflexion est la remise en cause des argumentations paresseuses : le progrès technique et l'innovation amèneraient le progrès social pour tous. Pas du tout : le flux de progrès est croissant pour quelques uns et décroissant pour tous les autres. Et les territoires élus par le progrès relatif tournent .. Par contre, ceux qui détiennent le pouvoir de financement s'enrichissent de plus en plus.

La Chine : le Surcodage par la tradition facilite la multiplicité des flux capitalistes

Il est difficile de contester la pertinence de cette analyse du capitalisme par Gilles Deleuze.

Par contre, je suis critique par rapport à son séquencement historique : d'abord il y aurait les sociétés du surcodage (société despotique, société féodale) puis viendrait la société de la multiplicité des flux (société capitaliste)

La Chine montre comment le surcodage culturel facilite la multiplicité des flux capitalistes. Pour qu'il y ait multiplicité des flux, induction de différentiel sur ces flux, il faut qu'il ait destruction de valeur. Or, il d'autant plus facile de détruire les valeurs que ces valeurs sont ignorées. Ou plutôt, pour parler comme les sociologues que les valeurs ne sont pas légitimes.

Considérons ces extraordinaires paradoxes :

- la Chine célèbre l'Art des jardins mais est un territoire ou la déforestation est la plus grande
- l'Eau est valorisé par le Dragon mais les rivières et les fleuves chinois sont pollués à des concentrations toxiques très élevées
- manger des plats sophistiqués en famille et avec des amis est un des grands plaisirs, mais les plantes, les viandes et les poissons sont bourrés de produits chimiques toxiques

Le lait est vicié par des hormones. Les jouets sont dangereux. Par défaut de soin dans la conception, les écoles s'écroulent, les ponts aussi. Les immeubles s'affaissent en cours de construction.




Les paysans venant construire les villes et les usines restent sans droits et habitent des baraquement de fortune. Des ouvriers fabriquant l'i-phone se suicident.

Des millions de paysans travailleurs et de femmes connaissent ce qu'en Occident on appelle la "la misère sexuelle" tandis que les "nouveaux riches" vont multiplier les jeunes maîtresses.

Le surcodage des valeurs revient à valoriser quelques valeurs et à ignorer les autres. Cela est d'autant plus facile que la Logique des Objets -  la confrontation avec le fonctionnement réel des Objets dans l'action - est esquivée.

Je pose l'hypothèse que la situation chinoise est aujourd'hui régit par un ajustement, par une mise en complémentarité entre le Surcodage en deux blocs et l' enchainement débridé des flux capitalistes.

Ce sera la matière de notre prochain message. Notamment, nous tenterons d'expliquer comment Deng Xaoping a repris la matrice culturelle traditionnelle, tout en la rendant compatible avec un capitalisme quasi sans brides.

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