mercredi 23 mars 2011

Godzilla et la menace nucléaire


 Je mène une démarche scientifique sur la culture chinoise.  Il faut donc dégager des "objets" formalisé par un X, symbole utilisé dans différentes fonctions de la la forme F = a X + b.

Pour bien identifier ce qui relève de  X, a et b, il faut envisager X dans différents contextes culturels utilisant les mêmes objets. Il est donc nécessaire, par méthode, de confronter la culture chinoise à la culture japonaise. Par exemple, quelles sont les valeurs différentes utilisées pour le "X = rapport à la nature", "X = pour le rapport à la mort", "

X = pour le rapport à l'autorité" ?

Il se trouve qu' une opportunité tragique (le tsunami, la catastrophe nucléaire) a suscité beaucoup de contributions sur la culture japonaise. Nous collectons ici ces différentes contributions en vue d'une analyse ultérieure.

Voici une de ces contributions :


“Ce qui me frappe, c’est qu’il y a un refus systématique de dramatiser”

Comment les Japonais résistent-ils à la panique dans leur pays sinistré par un terrible tremblement de terre, un tsunami et désormais sous la menace nucléaire ? Nous avons demandé quelques explications à Jean-Marie Bouissou, spécialiste du Japon contemporain dont la culture populaire évoque en permanence le risque naturel et la place de la science depuis Hiroshima.

Que représente le nucléaire dans l’imaginaire japonais ?
Hiroshima, pour les Japonais, c’est évidemment une horreur, une injustice qu’on leur a fait subir. Mais c’est aussi le châtiment qui a effacé leurs crimes, c’est une nouvelle naissance. Avant sa défaite, dans l’inconscient collectif, le pays était engagé sur la mauvaise voie, il était agressif, mal conduit. Hiroshima aurait en quelque sorte fait table rase du passé et permis aux Japonais de retrouver leur vraie nature, qui n’est pas une nature guerrière, mais pacifique. C’est donc très ambigu.

On s’étonne souvent que le Japon, constitué d’un archipel assez fragile, dont des centaines de milliers d’habitants ont péri à cause de l’arme atomique, ait le troisième parc nucléaire du monde. Mais le mouvement antinucléaire japonais n’a jamais réussi à mobiliser autant que les antinucléaires allemands, par exemple. Cela s’explique par le fait qu’au plus profond d’eux-mêmes, les Japonais se disent qu’ils ont vécu la catastrophe nucléaire, qu’ils y ont survécu, et qu’ils ont même rebondi plus loin encore. Pour eux, le nucléaire n’est donc pas la fin du monde. D’autant qu’ils ne croient pas en la fin du monde, qui n’existe ni dans le bouddhisme, ni dans le shinto. Il y a des catastrophes, qui peuvent être abominables, mais après chaque catastrophe, la vie renaît. Par conséquent, les Japonais, sans forcément aimer le nucléaire, en ont peut-être moins peur que les autres.

Akira

Akira

La culture manga, qui fait souvent référence à un monde post-apocalyptique, s’est construite en réaction à Hiroshima…
La culture populaire d’après-guerre s’est consacrée à gérer le traumatisme de la défaite et de l’holocauste nucléaire. Il y eut d’abord une première génération de mangas post-apocalyptiques représentée par Gen d’Hiroshima, de Keiji Nakazawa, où le traumatisme est géré de manière optimiste. Des adolescents survivent à la destruction et veulent reconstruire un monde où cela n’arrivera plus. Il y a un sens très clair à leur combat ; à la fin, le riz repousse, et les jeunes gens, après bien des épreuves, partent confiants vers l’avenir. Une deuxième génération serait celle d’Akira, de Katsuhiro Otomo, et de Nausicaä de la vallée du vent, de Hayao Miyazaki : ici, le sens est perdu. L’apocalypse, c’est la faute de l’humanité. Les héros ne comprennent pas bien ce qui se passe, ils cherchent juste à survivre en poursuivant des buts très personnels : se venger de quelqu’un, conquérir un cœur… A la fin d’Akira, le monde n’est pas reconstruit – c’est juste une possibilité qu’il le soit ; dans Nausicaä, la leçon est encore plus claire : on ne doit pas reconstruire le monde tel qu’il a été, on doit passer à un stade supérieur.

Enfin, on peut distinguer une vague plus récente, dans les années 2000, avec Larme ultime, de Shin Takahashi, ou Dragon Head, de Mochizuki Minetaro : là, on ne sait plus ce qui se passe, le monde est en cours de destruction, mais on ne sait pas pourquoi, ni qui se bat contre qui. Les héros luttent pour survivre, perdant progressivement courage et confiance et, à la fin, ils meurent. Ces trois générations parlent donc d’Hiroshima de trois manières différentes, et ce qui se passe dans le Nord fait plutôt penser à Dragon Head, où le Japon est en proie à une série de désastres qui le démolissent.

Après la défaite de 1945, le Japon a développé un véritable culte de la science, qui s’incarne, dans les mangas, dans une œuvre comme Astroboy, le petit robot au cœur atomique d’Osamu Tezuka. Les accidents nucléaires, n’est-ce pas l’échec de cette science toute-puissante ?

La relation à la science est extrêmement importante pour les Japonais, puisqu’ils considèrent qu’ils n’ont pas été battus sur le courage, sur la valeur guerrière, mais par la science, et que c’est par elle qu’ils peuvent retrouver la place qui est la leur. La leçon d’Astroboy, c’est qu’il faut apprendre aux jeunes générations à maîtriser la science pour construire un monde pacifique et meilleur. La science est au départ idolâtrée, mais dans des récits plus récents, vers la fin des années 90, elle est devenue dangereuse, car responsable de la pollution du monde, de manipulations génétiques, etc. L’actualité des centrales nucléaires renvoie effectivement à ces nombreuses séries où la nature se venge d’une humanité qui a mal utilisé la science.

Godzilla

Godzilla

On pense aussi à l’une des figures majeures de la culture japonaise moderne, Godzilla : un monstre, qui réveillé par des essais nucléaires, se met à détruire des villes entières sur son passage…
Godzilla représente à la fois les forces brutes de la nature et une mutation engendrée par l’arme atomique. C’est donc encore une revanche de la nature malmenée par une humanité qui manipule ce qu’elle ne connaît pas. De ce point de vue, on peut dire que les Japonais sont préparés à ce qu’ils vivent en ce moment par leur culture populaire. Par conséquent, ils ne considèrent pas que c’est une injustice. Leurs grands-parents l’ont déjà vécu avec la guerre, et eux ils l’ont vu dans les séries télévisées, dans les mangas, dans la littérature… Un des grands succès des années 70, c’est un livre qui s’appelle La Submersion du Japon (Komatsu Sakyo, 1973). Ce roman met en scène toute une série de catastrophes naturelles (tremblements de terre, éruptions volcaniques, tsunamis…) qui détruisent le pays. C’est un best-seller increvable, adapté à la télévision en manga, et encore en 2006 au cinéma.

Quel regard portez-vous sur les images véhiculées depuis vendredi par les médias ?

Ce qui me frappe, c’est qu’il y a un refus systématique de dramatiser. Si vous regardez la foule dans les rues de Tokyo, le premier jour, les gens sont dehors, mais ils sont calmes, ils ne pleurent pas, ils ne courent pas… On voit même des survivants parler à la caméra en souriant ! Les médias s’abstiennent d’en rajouter sur l’horreur, car la seule chose qui compte maintenant, c’est de se serrer les coudes et de se remettre au travail. Lorsque vous voyez le Premier ministre et les tous les ministres qui viennent donner leurs interviews en uniforme de la Sécurité civile, par exemple, c’est un symbole très fort. Nous, cela nous semblerait ridicule que François Fillon vienne en costume de pompier devant les journalistes !

Je pense en tout cas que c’est le pays du monde qui est le plus capable de surmonter ce genre de traumatisme. La reconstruction va prendre des années, c’est très clair. Mais Kobe, qui avait terriblement souffert en 1995, était 10 ans plus tard une ville plus belle que jamais. On peut penser qu’il ne faudra que quelques années aux régions dévastées pour être à nouveau recouvertes d’infrastructures refaites à neuf.
.
Propos recueillis par Thomas Bécard Le 22 mars 2011 à 14h00

Jean-Marie Bouissou est notamment auteur de Manga, Histoire et univers de la bande dessinée japonaise (Editions Philippe Picquier, 2010, 416 p) et a dirigé l’ouvrage Le Japon contemporain, (CERI/Fayard, 2007, 613 p)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire