jeudi 17 mars 2011

« Les Japonais sont un peuple qui vit avec l'Apocalypse »

Effroyable : la vidéo de la ville de Kesennuma rasée en 5 minutes par le tsunami japonais 28/03/2011

Kesennuma se trouve dans le nord-est de Honshu, la principale île de l'archipel du Japon.
Vidéo extrêmement impressionnante : elle dure 5 minutes pendant lesquelles on voit la montée progressive de l'eau et une ville disparaître, lors du Tsunami qui a ravagé une partie du Japon le 11 mars 2011.




La relation à une nature non maîtrisée

J'ai commencé ce blog en évoquant le tremblement de terre qui a frappé la montagne au dessus de Chengdu en Chine en 2008. J'ai soutenu l'hypothèse que la relation à une nature non maîtrisée structurait la culture chinoise.

Aujourd'hui, une semaine après le tremblement de terre et le tsunami qui ont frappé le nord du Japon, au moment même où la faim, le froid, la radioactivité frappent le peuple japonais, s'impose à moi la mise en relation entre les cultures chinoises et japonaise.

Liberation.fr propose l'interview de deux chercheurs où se retrouve ce thème d'une nature grosse de catastrophes. Pour autant, je ne partage pas les conclusions des deux chercheurs. Je proposerai une discussion dans un message ultérieur.

Le texte de l'interview

montage vidéo + interview15/03/2011  par QUENTIN GIRARD, FLORENT LATRIVE

Le montage réalisé par Libération.fr montre combien l'univers culturel japonais est truffé de références à la fin du monde. Deux chercheurs décryptent ce tropisme nippon... le thème de la catastrophe est très présent dans l'univers culturels japonais, notamment dans les mangas et les jeux vidéos. Certaines scènes donnent même l'impression de revivre le séisme et la catastrophe nucléaire qui touchent actuellement l'archipel.

Le sociologue Jean-François Sabouret, qui a longtemps dirigé le bureau de représentation du CNRS au Japon, et Jean-Marie Bouissou, directeur de recherche à Sciences-Po et auteur de Manga, Histoire et univers de la bande dessinée japonaise, nous expliquent d'où vient ce rapport particulier à la catastrophe, et de quelle manière cela influence la production artistique japonaise. Les mêmes questions ont été posés aux deux chercheurs mais les deux interviews n'ont pas été réalisées au même moment.

D’où vient cette culture du risque au Japon?
Jean-François Sabouret:
Les Japonais vivent dans le risque, car vivre dans ce pays, c’est un risque. On le voit aujourd’hui, comme on l’a vu à Kobe en 1995. On le voit régulièrement avec tous les typhons, avec la neige, les pluies, les séismes au quotidien. Il y a eu au Japon, en 2009, 1631 séismes, c’est énorme. Pour replacer tout cela, le drame qui a touché la Vendée et l’Ile de Ré -loin de moi l’idée de dire que ce n’est rien parce que les morts qui sont morts, ils sont bien morts au Japon, chaque fois c’est ce facteur multiplié par 10.

Est-ce normal que l’on ait, à travers les mangas, la peinture ou le cinéma, une certaine impression de déjà-vu de cette catastrophe?
Jean-François Saboure
Ces risques ont influencé la pensée japonaise, donc l’art. On vit dans un monde mouvant, on vit dans un monde fragile, dans un monde ô combien imprévisible, c’est ça la pensée profonde japonaise. Demain est un autre jour, d’où l’importance de vivre intensément l’instant présent. Ce sont des gens qui savent s’amuser, car on sait très bien que demain on ne sera peut-être plus là. Je ne peux pas m’empêcher de penser à tous ces gens qui jeudi ont fait la fête à à Sendai, et pour qui c’était la dernière fête.

Jean-Marie Bouissou.
C’est tout à fait normal d'avoir cette impression. Les Japonais sont un peuple qui vit avec l’Apocalypse, si on peut dire. Ce qui se passe, ils l’ont déjà vu dans leur culture populaire.

Le plus emblématique, en rapport avec notre affaire, c’est un livre d’anticipation paru en 1972 et qui s’appelle La Submersion du Japon, qui a été un énorme best-seller à son époque. Ce roman raconte la destruction totale du pays par des cataclysmes naturels. Il y a tout, il y a le volcanisme, les tremblements de terre qui fracturent l’archipel, les tsunamis. Et le Japon disparaît.

Vous avez aussi un manga qui s’appelle A Spirit of the Sun et qui commence par un tremblement de terre géant qui coupe le Japon en deux. Le pays est fracturé en deux blocs, et puis les Chinois s’installent d’un côté et un régime pro-Américains de l’autre. Les Japonais ont plein d'apocalypses dans la culture populaire. Cela les surprend donc probablement moins qu’un autre peuple. Ils vivent avec.

En regardant cette catastrophe, à quelles représentations culturelles avez-vous pensé?

(La Grande Vague de Kanagawa, 1831, Hokusaï)

Jean-François Sabouret: J’ai pensé à la vague d’Hokusaï. Dans cette image, au début, on cherche où sont les hommes. Et les hommes font corps avec la barque, ils font corps avec la vague. On voit bien que là l’homme est partie intégrante de la nature. C'est très différent de la culture occidentale et cartésienne. Chez Descartes, l’homme est maître et possesseur de la nature. Au Japon, l’homme est locataire et serviteur, il est tout petit. En Occident, c’est la prééminence de l’homme, du moi, de l’ego, c’est tout à fait différent.

Nous, nous sommes plutôt les héritiers des Grecs, de la culture latine, c’est l’Acropole, le Parthénon, c’est le temps qui suspend son vol. Or là, au Japon, c’est plutôt Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, et les choses passent, passent...

Les catastrophes naturelles sont-elles les seules catastrophes dans l’imaginaire japonais?
Jean-Marie Bouissou.
II y a aussi les catastrophes liées aux hommes, c’est à dire la bombe et la science qui devient folle. C’est spécifique à l’après-guerre, après l’holocauste nucléaire. La bombe en elle-même, on ne peut pas la dissocier du reste, c’est-à-dire de tout le genre post-apocalyptique. La bombe, elle est traitée dans Gen d’Hiroshima, mais il y a très très peu de séries qui mettent en scène la réalité du bombardement atomique. Elle est plus traitée de manière métaphorique et détournée dans tout le genre post-apocalyptique.

Qu’est-ce que c’est exactement le genre post-apocalyptique?
Jean-Marie Bouissou.
Ce sont les scénarios qui sont construits de la manière suivante: le monde est détruit, un groupe de jeunes survit, lutte et reconstruit tout. Typiquement Akira, Nausicaa, Dragon Head, l’Arme ultime.

Il y a trois générations d'oeuvres post-apocalyptiques. La première, c’est Gen d’Hiroshima. Là, c’est optimiste. On sait pourquoi le monde a été détruit, on sait ce que veut faire le héros - il veut reconstruire un monde meilleur - et à la fin il y arrive, le blé repousse et la jeunesse se réconcilie avec elle-même.
Mais, dans Akira, ce n’est pas du tout ça. Les destructions successives du monde -on sait que c’est de la faute des hommes- mais le personnage principal Kaneda, est un anti-héros parfait. Il traverse toute l’histoire sans rien comprendre à ce qui se passe. Il veut juste tuer Tetsuo parce que Tetsuo a tué ses copains. Le personnage d’Akira lui-même est un anti-héros, c’est une matière neutre. Et, à la fin, le monde n’est pas reconstruit.

Si vous prenez la troisième génération, comme Dragon Head ou l’Arme ultime, c’est encore pire, on ne sait absolument pas ce qui se passe. Il y a la guerre, mais on ne sait pas qui se bat contre qui. Si vous voulez voir des paysages qui ressemblent exactement à ce qui se passe dans le nord du pays, jetez un œil sur Dragon Head, vous verrez ces choses-là.

Les héros essayent de retrouver désespérément leur famille, mais ils la retrouvent morte et eux-même vont mourir, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. On ne montre jamais la mort, comme on ne montre pas les cadavres sur les plages du Japon dans les médias, mais on sait qu’ils vont mourir.

En trois générations, on a complètement retourné le genre post-apocalyptique. On passe d’un monde que l’on reconstruisait à un monde où nous mourrons tous.

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