vendredi 18 mars 2011

«Les Japonais sont fatalistes par nécessité»

 

 Je mène une démarche scientifique sur la culture chinoise.  Il faut donc dégager des "objets" formalisé par un X, symbole utilisé dans différentes fonctions de la la forme F = a X + b.

Pour bien identifier ce qui relève de  X, a et b, il faut envisager X dans différents contextes culturels utilisant les mêmes objets. Il est donc nécessaire, par méthode, de confronter la culture chinoise à la culture japonaise. Par exemple, quelles sont les valeurs différentes utilisées pour le "X = rapport à la nature", "X = pour le rapport à la mort", "

X = pour le rapport à l'autorité" ?

Il se trouve qu' une opportunité tragique (le tsunami, la catastrophe nucléaire) a suscité beaucoup de contributions sur la culture japonaise. Nous collectons ici ces différentes contributions en vue d'une analyse ultérieure.

Voici une de ces contributions :

D'après le Figaro.fr / Véronique Grousset / 18/03/2011

À la fois sociologue et directeur du réseau Asie au CNRS, Jean-François Sabouret analyse les ressorts de l'incroyable courage du peuple japonais face au désastre qui le frappe.
Le Figaro Magazine - Le sang-froid des Japonais a étonné le monde entier. L'habitude qu'ils ont des tremblements de terre suffit-elle à l'expliquer?

Jean-François Sabouret - Il n'y a pas que les tremblements de terre ! Le Japon est un territoire massivement hostile, couvert à 80 % par des montagnes, où l'on ne peut vivre que sur 20 % d'une surface soumise aux typhons et aux tsunamis, balayée par la neige, le vent, la pluie. Une terre instable. Pas même un bateau : un rafiot. Mais ce rafiot, c'est le leur. Les Japonais n'en ont pas d'autre. Ils ont bien essayé de se lancer dans des aventures coloniales, en Chine et en Corée, au début du XXe siècle, mais vous en connaissez l'issue. Cette terre, ils n'ont qu'elle pour vivre, et pas d'autre ressource que de se relever.

Il y a quand même de quoi paniquer. N'y a-t-il vraiment pas d'autre explication, spirituelle ou culturelle, à tant de dignité - ou tant de fatalisme - face au malheur?

Le Japon est le pays de la conscience du ukiyo, ce monde flottant que l'on retrouve dans les estampes, les fameuses ukiyo-e dépeignant la vie des quartiers de plaisir, celle du plus grand luxe et de la chute qui guette. La beauté, sous toutes ses formes, est fragile, éphémère. C'est cette culture, fortement imprégnée de bouddhisme, qui s'exprime aussi dans les haïkus: le monde est souffrance et l'on ne peut y progresser que dans une autre dimension, celle du non-désir. Mais une telle culture est impossible à cerner de façon rapide et on aurait tort de croire en un prétendu «stoïcisme» d'une société perçue comme vaguement «crypto-militaire»: les Japonais souffrent et pleurent quand ils découvrent le corps d'un proche, n'en doutez pas !

Leur calme relève-t-il en partie de la discipline collective? Piquer une crise de nerfs pendant un séisme, est-ce «socialement incorrect»?

Oui et non, cela existe. Mais ça ne sert à rien. Se plaindre contre le ciel, invectiver les dieux ? Peu de Japonais s'en remettent à de telles croyances. Il n'y a pas de « père tout-puissant » dans leur panthéon. La mère nature est une marâtre, et ils le savent. Ils pratiquent donc une forme de fatalisme actif.

On imagine pourtant que la menace nucléaire doit les angoisser tout particulièrement. Mais on ne les voit pas se ruer vers les aéroports ou sur les routes. Comment l'expliquez-vous?

Certains sont partis vers le sud, mais pas beaucoup. Si demain la centrale explose, si le vent souffle vers le sud, où pourraient-ils aller de toute façon? Tokyo et sa périphérie abritent 42 millions d'habitants. La plaine du Kantô, coincée entre mer et montagnes, est une nasse: tout le monde le sait.

Vos enfants, qui sont nés là-bas, partagent-ils ce «pessimisme actif»?

Oui, je crois qu'ils ont cette conviction d'habiter un monde fragile où l'important, c'est d'agir, plutôt que d'accumuler des biens matériels. Au Japon, les biens de ce monde n'ont qu'une valeur relative, puisque les séismes - répétés plusieurs dizaines de fois par an - obligent à reconstruire en moyenne tous les trente ans. On peut y investir sur un lopin de terre, mais pas sur une maison qui, loin de représenter l'espoir d'une plus-value, commence au contraire à subir une décote dès le lendemain du jour où on l'achète. Mes deux plus jeunes enfants, qui sont nés là-bas, et mon aîné, qui y est arrivé lorsqu'il avait 5 ans et qui en a maintenant 43, comprennent cet état d'esprit, tel que le résume ce proverbe local: «Supporter l'insupportable, c'est là où réside la vraie patience.»

N'y a-t-il pas tout de même un risque que les Japonais se fâchent en s'apercevant, a posteriori, que leur gouvernement leur a menti sur la menace nucléaire?

C'est possible, mais je ne le pense pas. Le nucléaire n'est pas un choix pour eux. La culture japonaise traditionnelle est très proche et respectueuse de la nature; mais sans pétrole, sans gaz et plus de charbon, comment voulez-vous faire? Le Japon n'est pas la Chine : on ne peut pas y construire un barrage des Trois-Gorges (qui lui-même est très dangereux) sur un fleuve de la taille du Yang-Tsé. Même en cas d'accident majeur, cela ne veut pas dire que demain, les Japonais seront contre le nucléaire.-

Dernier ouvrage paru: Japon. La fabrique des futurs, Editions du CNRS, 78p., 4€.

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