lundi 28 mars 2011

“Les Japonais cherchent la posture la plus harmonieuse devant l'inéluctable.”

 Je mène une démarche scientifique sur la culture chinoise.  Il faut donc dégager des "objets" formalisé par un X, symbole utilisé dans différentes fonctions de la la forme F = a X + b.

Pour bien identifier ce qui relève de  X, a et b, il faut envisager X dans différents contextes culturels utilisant les mêmes objets. Il est donc nécessaire, par méthode, de confronter la culture chinoise à la culture japonaise. Par exemple, quelles sont les valeurs différentes utilisées pour le "X = rapport à la nature", "X = pour le rapport à la mort", "

X = pour le rapport à l'autorité" ?

Il se trouve qu' une opportunité tragique (le tsunami, la catastrophe nucléaire) a suscité beaucoup de contributions sur la culture japonaise. Nous collectons ici ces différentes contributions en vue d'une analyse ultérieure.

Voici une de ces contributions :

Propos recueillis par Marine Landrot Télérama n° 3193
Défricheur de littérature asiatique, l'éditeur Philippe Picquier explique la dignité des Japonais face à la catastrophe par leur conception du monde. Pleine de sagesse.

C'est en Arles, au Mas de Vert, que Philippe Picquier dirige une maison d'édition à son nom, entièrement consacrée aux littératures d'Extrême-Orient. Au commencement, en 1986, sans parler un seul mot de japonais ni de chinois, il se prit de curiosité pour les romans écrits dans ces deux langues, et défricha des pans de littérature inconnus. C'est lui qui fit connaître des auteurs comme Ryû Murakami (Les Bébés de la consigne automatique) ou Yan Lianke (Le Rêve du village des Ding). Ses proches le disent souvent « plus japonais que les Japonais », à cause de sa pudeur extrême, de sa sérénité mystérieuse, de sa réserve tenace. Philippe Picquier reconnaît que la découverte du Japon a totalement changé sa façon de voir le monde...

Vous êtes en contact quotidien avec vos auteurs japonais. Comment réagissent-ils à la catastrophe qui s'est abattue sur leur pays ?
Tous sont très inquiets mais, pour l'instant, aucun ne veut partir. Une amie japonaise me disait qu'elle restait parce qu'on avait « besoin d'elle ». Je suis frappé par la cohésion sociale très forte au Japon. La population ne fait aucune confiance au gouvernement, à cause de quarante ans de corruption au pouvoir. Mais les Japonais ont une idée très particulière de l'Etat et de la participation citoyenne à la vie. La solidarité est intense et implicite. Chacun se sent concerné par l'autre, tous partagent une même façon de regarder le monde. C'est pourquoi vous ne verrez jamais aucune scène de pillage, d'hystérie collective.

“Les Japonais ne construisent pas des cathédrales mais des jardins...”

L'extrême dignité du peuple japonais a marqué tous les esprits...
Ce qu'on perçoit, c'est qu'ils savaient que ça allait arriver. Ce n'est pas du fatalisme, ni de la résignation. Juste l'acceptation de quelque chose d'incontrôlable. La menace du tremblement de terre fait partie de leur vie, dès la naissance. Il suffit de fermer sa porte d'hôtel, lorsqu'on voyage au Japon, pour s'en rendre compte : les instructions en cas de séisme y sont systématiquement affichées. La dignité des Japonais leur est donc profondément naturelle, et ils n'imaginent pas qu'elle puisse forger de l'admiration.

D'où vient cette culture de la pudeur ?

Du shinto, religion nationale de la communion avec la nature, et du bouddhisme, qui implique une acceptation de la mort, liée à « l'impermanence des choses », à leur caractère éphémère. Tous les Japonais sont shintoïstes à la naissance, et meurent devant Bouddha. Ils ne construisent pas des cathédrales mais des jardins... Ils ont la conscience aiguë de faire partie d'un monde habité par des forces et des esprits, dont ils ne sont qu'un élément et avec lequel ils doivent se trouver en harmonie. Ce qui explique la vénération que continuent de susciter les plantes, les pierres, et les phénomènes tels que vent, pluie, tonnerre, tremblement de terre. Lorsque l'être humain n'est plus en harmonie avec la nature, les éléments se déchaînent, et la punition tombe. Peu après le séisme, on a entendu le maire de Tokyo dire que le divin s'était fâché. Un peu comme les Chinois parlaient du « mandat du Ciel » qui avait été retiré à l'empereur.

Comment ce rapport au monde se traduit-il dans la littérature ?

Par une filiation étrange, unique, naturelle, entre les auteurs du Xe siècle et ceux d'aujourd'hui. Aucune autre littérature nationale n'affiche une telle continuité, une telle proximité de sensibilité au cours des siècles. Il suffit d'ouvrir Notes de chevet (éd. Gallimard), écrites vers l'an 1000 par Sei Shonagon, une femme de lettres exceptionnelle. C'est une sorte de journal, où elle recense de petites observations très fines sur les gens qui l'entourent. Les titres de ses brèves parlent d'eux-mêmes : « Choses qui sont du passé », « Choses qui font rire », « Les roses trémières desséchées » « Un petit morceau d'étoffe violette ou couleur de vigne », « Un vase de terre cuite non vernissée ». Elles disent l'importance du détail dans la culture japonaise. Un sourire, une fleur, une teinte... Lisez Les Herbes du chemin (éd. Picquier), un livre écrit neuf cent quinze ans plus tard par Natsume Sôseki (l'auteur qui figure sur les billets de 1 000 yens japonais). On y retrouve la même attention aux petits détails qui n'en valent apparemment pas la peine, et qui renvoient à cette idée d'impermanence des choses. La littérature japonaise décrit toujours un monde flottant, où l'on avance entre le réel et la fiction comme sur un tapis roulant, avec un sentiment très fort de l'éphémère.
“Au Japon, on apprécie le renoncement, non pas pour le plaisir de souffrir,mais parce que l'on sait que tout se volatilise.”

Les écrivains contemporains que vous publiez, comme Hiromi Kawakami (1) ou Yû Nagashima (2) s'inscrivent dans cette même mouvance...

Je préfère les mots qui bruissent aux ondes de choc. Les romans japonais que je publie font presque tous l'éloge de la lenteur, du calme subit, de la nonchalance. Ils captent en plein vol la douceur et la précarité des choses, et partagent ce sentiment que nous vivons à part entière dans un monde qui nous échappe. La réaction des Japonais face à la catastrophe d'aujourd'hui reflète bien cette philosophie. Ils sont régis par deux notions essentielles dans leur culture. La première, le wabi, implique un attachement au raffinement dans la simplicité. La seconde, le sabi, est liée à la sensation aiguë du temps qui passe. Les Japonais préfèrent toujours l'obscurité à la lumière, la modestie à l'esbroufe. Un proverbe dit que l'ombre de l'arbre est plus belle que l'arbre lui-même. Au Japon, on apprécie le renoncement, non pas pour le plaisir de souffrir, mais parce que l'on sait que tout se volatilise. C'est une chose que l'on ne peut pas comprendre en Occident. Question d'éducation, de culture : ici, on est incapable de prêter attention à la mousse.

A la mousse ?

La mousse que l'on trouve au pied des arbres, dans les recoins des pierres. Il m'a fallu accepter de me laisser guider dans les jardins pour apprécier un peu de cette beauté fragile cachée dans l'ombre, que l'on peut percevoir au Temple des Mousses, à Kyoto. J'ai été conquis ; je ferai paraître à l'automne un éloge des mousses écrit par Véronique Brindeau. Devant le sentiment du temps qui passe, de l'irrémédiable, « le présent des choses présentes » (saint Augustin) prend au Japon une signification particulière : la simplicité d'un jardin de mousses, d'une herbe modeste et discrète au bord du chemin peut être source inattendue d'émerveillement, comme de nostalgie poignante, parfois de solitude et de résignation. La mousse est l'incarnation même de l'humilité. C'est inné, les Japonais savent lui prêter attention et recevoir ce qu'elle peut transmettre. Tout est question de regard. Si vous faites attention à ce qui compose l'environnement, votre regard est transformé. Dans leur vie quotidienne, les Japonais habitent intégralement l'incompréhension de soi face au monde. C'est la raison pour laquelle ils donnent en ce moment une leçon à la terre entière.

“La violence et l'angoisse des mangas n'est qu'une réponse cathartique à cette fameuse maîtrise de soi.”

Face au mystère de cette nation, les clichés perdurent. On parle beaucoup du matérialisme des Japonais. Certains pays ont même refusé d'envoyer leur aide sous prétexte que c'est un pays riche. La catastrophe ne risque-t-elle pas de renforcer ces oeillères ?

Avec notre tradition de construction romaine conçue pour durer, on ne comprend pas qu'on puisse construire dans la légèreté, dans l'éphémère, et vivre sur une faille... Le matérialisme des Japonais n'a rien à voir avec le nôtre. Leur attachement aux objets, à la futilité apparente, va de pair avec ce sens de l'éphémère. Je vais bientôt publier un livre sur les papiers d'emballage au Japon. Ces papiers rustiques, rugueux, sans éclat, aux couleurs fanées, savamment pliés, dont le seul objectif est d'envelopper, en disent long sur le sens de la simplicité et de l'humilité de ce pays.

Vous avez édité La Submersion du Japon, de Sakyo Komatsu, un classique de la littérature d'anticipation japonaise qui date de 1973, et qui décrit une catastrophe similaire à celle d'aujourd'hui...

Effectivement, ce livre offre un miroir troublant aux événements actuels. La quatrième de couverture de l'édition de poche se termine par cette phrase : « Un roman d'anticipation qui pourrait bien devenir réalité... » Et l'extrait cité parle de lui-même : « Le premier grand cataclysme s'abattit sur la région d'Osaka à 5h11, le 30 avril. A 8h03, la chaîne de montagnes Togakure explosa. Les regards du monde entier étaient fixés sur "la mort du dragon". Des dizaines d'avions appartenant à des télévisions de toutes les nationalités volaient au-dessus de l'archipel du Japon qui crachait du feu et des flammes... » Comme beaucoup de mangas et de romans contemporains japonais, la violence et l'angoisse que véhicule ce livre n'est qu'une réponse cathartique à cette fameuse maîtrise de soi propre à la culture japonaise. Leur désarroi devant la mort est le même que le nôtre, mais ils ont compris que rien ne sert de chercher une solution définitive pour la vaincre. Leur philosophie, c'est de trouver la posture la plus harmonieuse devant l'inéluctable.

On a beaucoup commenté les images du tsunami, allant même jusqu'à les comparer parfois à des scènes de jeu vidéo. Que vous inspirent-elles ?

Je n'ai pas la télévision, je les ai aperçues sur Internet, mais je n'ai pas envie de les voir. C'est le moment de s'interroger sur notre propre regard devant le monde qui s'écroule. Entre le savoir et la sidération, il faut choisir. Il y a quelque chose de malsain dans ces images qu'on regarde presque érotiquement, fasciné, sans voix, dans un ravissement d'effroi. Personnellement, je préfère attendre le filtre de la littérature, qui dira ce qui n'a pas été dit, qui lira entre les lignes.


Photo Olivier Metzger pour Télérama

(1) Les Années douces, Le Temps qui va, le temps qui vient...

(2) Ma mère à toute allure, Barococo.
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